Article 3
En quoi la Guerre de 14 a-t-elle contribué, au moins en France, à discréditer la Stratégie
Échos de notre séance du 3 mai 2006 en présence d'Henri Ortholan, Colonel du Génie, Docteur en Histoire, Conservateur au Musée de l'Armée…
Un étrange manque de considération
La Stratégie, l'art de gagner quand on n'est pas le plus fort ou quand on est pressé, fait l'objet de la part de nos contemporains d'un étrange manque de considération.
Inspiré par le livre de John Keegan[1][1] la Première Guerre mondiale[1][2] je me propose de montrer que cet état d'esprit découle pour une part de la Grande Guerre, de facteurs qui l'ont conditionnée et de ses conséquences.
J'examinerai successivement, la genèse de la crise, l'enlisement, les tentatives pour sortir de l'impasse, les particularités de l'exercice du commandement, l'impact sur les populations et les générations suivantes.
Une guerre redoutée, préparée et… subie
La Guerre de 14 est une guerre singulière qui, déclenchée par contagion, par effet boule de neige, dévaste tout un continent prospère.
Jugée impensable en 1910 par un auteur à succès[1][3], dans le climat régnant d'échanges et de coopérations économiques, scientifiques, réglementaires[1][4]… elle s'avère quelques années plus tard, une guerre redoutée, préparée et… subie.
Tout le monde a peur, tout le monde a de solides alliances prévoyant une assistance mutuelle, tout le monde a des plans visant à la prédominance militaire, mais personne n'a de véritable stratégie correspondant à ses capacités.
L'Allemagne, puissance montante dont le domaine d'influence naturel est l'Europe Centrale voudrait des Colonies, comme l'Angleterre et la France ; mais il est trop tard, elle ne peut obtenir que de petits territoires disparates, l'obligeant à disperser des forces qui, malgré leur qualité, seront toutes assez vite battues les unes après les autres. La marine puissante qu'elle se constitue lui attire l'hostilité de l'Angleterre et l'usage qu'elle fera de ses sous-marins (les célèbres U-Boote) déclenchera le décisif engagement américain.
Les empires austro-hongrois et russe redoutent le mécontentement de leurs minorités et une aspiration à plus de démocratie ; l'Allemagne a des sentiments analogues mais moins forts. L'Angleterre et la France, fières de leurs colonies, craignent la l'agressivité et jalousie des Empires centraux.
Vu l'efficacité des campagnes allemandes contre l'Autriche en 1866 et contre la France en 1870, l'outil militaire est privilégié. Le chef d'État-Major allemand dépend directement du Kaiser et en France Joffre a une délégation générale du gouvernement pour conduire la guerre.
L'Allemagne a un plan osé, battre la France très vite à l'Ouest pour pouvoir reporter toutes ses troupes à l'Est, avant que les Russes aient eu le temps de venir à leur contact. Mais elle l'applique mal, engageant à l'Ouest moins de forces que prévu, laissant une brèche entre deux armées, se rabattant devant Paris au lieu de contourner la capitale par l'ouest ; elle offre à Joffre la possibilité du formidable coup d'arrêt de la Bataille de la Marne.
La France a aussi un plan, le Plan XVII (le 17e depuis la défaite de 1870), mais c'est un plan plus politique que militaire. Il consiste à attaquer en Lorraine et en Alsace de manière à récupérer une partie des territoires perdus et de contraindre les Anglais à nous porter secours si les Allemands passent par la Belgique. Après quelques succès initiaux, ce plan doit être abandonné en catastrophe.
Des deux côtés, ces plans, très rigides et secrets, sont bâtis sur deux éléments essentiels : l'utilisation intense des chemins de fer pour transporter les troupes, comme réalisé avec maestria en 1870 par les Allemands, et la conviction qu'avec la puissance de feu disponible, celui qui attaquera le premier l'emportera très vite. Joffre adjure le Gouvernement français de ne pas retarder la mobilisation estimant que tout jour de retard devrait se traduire par une avancée de l'ennemi en territoire national sur une profondeur de 25 km. Cette conception mécanique des choses pousse à la guerre par effet domino ;r une fois les troupes mises en position, on ne peut qu'appliquer le plan [1][5].
Annihilation du mouvement par le feu et la tranchée
La stabilisation du front consécutive à la contre-attaque victorieuse sur la Marne paralyse toute démarche stratégique. On va parer au plus pressé, engager une course à la mer pour empêcher les Allemands d'isoler le corps expéditionnaire anglais et tenter de vaines attaques avec le soutien massif de l'artillerie. Il en résulte d'abominables boucheries, en Artois, sur la Somme, au Chemin des Dames, à Verdun…
Car la puissance de feu est devenue phénoménale ; les Allemands ayant l'avantage en ce qui concerne l'artillerie lourde, mais les Français ont le canon de 75 à tir rapide plus mobile, fruit d'une véritable percée technologique. L'efficacité de la tranchée, connue depuis la guerre des Boers et la guerre russo-japonaise mais au départ négligée, a été très vite redécouverte et exploitée systématiquement.
Les pertes sont énormes et il y a annihilation du mouvement par le feu et la tranchée. Les deux camps éprouvent le besoin d'économiser leurs forces, spécialement côté allemand qui mène des campagnes souvent plus fructueuses sur le front de l'Est.
Pourtant la défensive a fait de gros progrès et, malgré les préparations d'artillerie de plus en plus intenses, les pertes diminuent régulièrement.
Ajouter à cela que les armées françaises et allemandes n'ont pas combattu depuis 43 ans… sauf aux colonies contre des adversaires qui avaient au mieux des fusils. Les études stratégiques n'ont pas pu être testées sur le terrain, autrement que lors de manœuvre. Depuis 1815, les armées françaises ont gagné toutes les batailles, mais au prix fort, à la française ; elles savent charger, elles ne savent plus manœuvrer. L'affaire Dreyfuss a troublé l'armée, et nombre de généraux ont été promus selon des critères plus politiques que militaires ; lorsque le conflit éclate, la totalité des généraux ont plus de 60 ans et manquent d'entraînement physique pour se déplacer toute la journée à chles automobiles étant encore rares).
De nouveaux fronts calamiteux
Étant donné l'enlisement sur le front de l'Ouest et les coups d'accordéon sur celui de l'Est, des civils, à l'encontre des militaires et spécialement de Joffre, vont monter dans d'assez mauvaises conditions des opérations de diversion, … et ouvrir de nouveaux fronts calamiteux.
L'opération des Dardanelles, prônée par Churchill pour dégager une seconde voie de soutien logistique aux Russes, aurait pu réussir si elle avait été lancée rapidement. Mais on a laissé le temps aux Turcs de renforcer leurs défenses et de mouiller un grand nombre de mines. L'escadre a dû faire demi-tour au bout d'une seule journée avec un tiers de ses navires hors de combat. Et l'expédition terrestre improvisée en relais est tombée sur un jeune officier énergique qui refera parler de lui, Mustapha Kemal.
Les Italiens ont attaqué en terrain difficile (les Autrichiens et les Allemands tiennent les crêtes et les rochers démultiplient les éclats d'obus), selon un plan peu réaliste, sous la conduite d'un chef extrêmement dur, dans le même secteur à 12 reprises… jusqu'à la débâcle finale.
Dans l'autre camp, l'attaque dans le Caucase par les Turcs en plein hiver dans l'espoir de susciter la révolte des populations locales contre les Russes se révèle tout aussi idéaliste et catastrophique. Elle débouchera sur des exactions de la part des Arméniens ralliés aux Russes et en retour le génocide des Arméniens de Turquie.
L'insuffisance des moyens aux mains du commandement
Si on prend un peu de recul, il apparaît que toutes ces catastrophes et ces boucheries ne sont pas à imputer seulement à une déficience grave et générale en matière de stratégie.
L'état des techniques ne permet pas en effet de contrôler, au sens anglo-saxon du terme, le déroulement des opérations. Une fois celles-ci lancées, elles ne peuvent que se poursuivre jusqu'au bout, quels qu'en soient les surprises et les coûts.
Le vrai problème est l'insuffisance des moyens aux mains du commandement. Celui-ci est séparé des combattants par un mur de feu. Il ne voit rien et ne reçoit que très peu de renseignements d'un front très large. Les lignes téléphoniques sont systématiquement coupées dans la zone des combats car pour résister à l'artillerie, elles doivent être enfouies à au moins 2 mètres de profondeur. Un officier allemand a observé qu'il s'écoulait quelque 8 heures entre une consigne du PC divisionnaire, sa réception au front et l'arrivée du message en retour. La radiotélégraphie et même la radiotéléphonie existent, mais les batteries sont trop lourdes pour être transbahutées sur le terrain. On n'y pense même pas.
Par contre ces moyens sont utilisés par la marine et l'aviation, ce qui donne à leurs combats un tout autre caractère.
La déficience essentielle concerne l'articulation de l'artillerie et de l'infanterie. L'artillerie pilonne et de ce fait signale à l'adversaire le lieu de l'attaque qui se prépare. Ensuite elle rallonge son tir pour éviter d'atteindre ses fantassins. Lorsque ceux-ci rencontrent une poche de résistance, ils ne peuvent demander un soutien.
Bien entendu, les états-majors sont conscients du problème et s'efforcent de le résoudre en affinant leurs plans, mais ceux-ci ne peuvent prendre en compte les aléas de la guerre. Foch[1][6] plus lucide recommandait de monter des attaques successives à buts limités, de manière à avoir les résultats des unes avant de lancer sans retard les suivantes.
Il faut ajouter à cela une hiérarchie comportant, avec raison, de nombreux échelons et la difficulté, nouvelle, de faire manœuvrer des masses d'hommes aussi considérables sur des fronts si étendus. Cette difficulté est encore accrue par le fait que ces masses sont des masses coalisées qui n'ont tout à fait ni les mêmes intérêts ni les mêmes objectifs[1][7]. Dans ces conditions il est bien difficile de faire des choix et la stratégie qui tend à s'imposer est celle du rouleau compresseur.
Des esprits profondément marqués… pour plusieurs générations
Le bilan politique de la guerre apparaît effroyable : 10 millions de morts, un nombre au moins égal d'êtres traumatisés, un anéantissement de l'humanisme propre à la culture européenne. L'Europe ne peut plus prétendre être le centre du monde, d'anciens régimes chrétiens sont convertis en tyrannies laïques, bolcheviques ou nazies d'une incroyable cruauté envers leur population. On voit se développer des famines organisées contre les ennemis du peuple, l'extermination raciale, la persécution des intellectuels et des croyants, la haine idéologique de la culture, le massacre des minorités ethniques…
Les gens auxquels on avait promis une guerre fraîche et joyeuse se retrouvent appauvris, humiliés, trahis, parfois comme Hitler avides de revanche. Les vaincus qui ont souvent techniquement mieux préparé et géré leur guerre n'ont absolument pas compris et admis leur défaite. Le contraste entre l'avant-guerre et l'après-guerre est insoutenable[1][8].
Plutôt que de poursuivre dans les voies traditionnelles de l'effort et de la réflexion fortement prônées par les anciens et qui ont conduit à la catastrophe, les jeunes préfèrent expérimenter n'importe quoi, rechercher les satisfactions immédiates, rejeter toute tradition, poursuivre les rêves les plus fous, se lancer dans des aventures insensées…
Souvent la rancœur politique et la haine raciale s'installent ; l'art militaire, le respect dû à la loi, l'arbitrage démocratique sont déconsidérés.
Et plus durable peut-être, nombre d'enfants sont élevés sans père et acquièrent difficilement le sens de la discipline.
Les esprits sont profondément marqués pour plusieurs générations.
Revenir à la Stratégie
Mais toutes ces raisons objectives et ces prégnances affectives sont ou doivent être aujourd'hui dépassées.
L'Europe se trouve débarrassée du totalitarisme et est dans une phase de construction politique.
La Stratégie a été réintroduite par nécessité pour gérer la confrontation nucléaire.
La Stratégie a été réintroduite aussi, mais plutôt par la bande plus sous forme de procédés que de raisonnement, dans les entreprises aux prises avec une concurrence de plus en plus intense, en provenance d'horizons de plus en plus lointains et portant de plus en plus sur la qualité et l'innovation que sur le prix.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à des défis extraordinaires résultant de la conjonction de progrès techniques stupéfiants, de la prise de conscience de la fragilité de notre environnement, de la mondialisation des échanges, de l'aspiration de milliards d'hommes à accéder aux modes de vie des pays développés, de la très difficile évolution des pays ex-communistes et des pays arabes…
Pour pouvoir raisonnablement espérer relever de tels défis, il nous faut revenir à la Stratégie mode éprouvé de raisonnement face au mouvant et à l'incertain. Puisse ce retour rapide sur la terrible rupture que constitue la Grande Guerre nous y aider !
[1] Ancien professeur d'histoire militaire à la Royal Military Academy de Sandhurst, professeur émérite de la Princeton University, chargé des affaires militaires au Daily Telegraph.
[2] Éditions Perrin Collection Tempus Août 2005.
[3] Norman Angell et son best-seller La Grande Illusion.
[4] Union Télégraphique Internationale (1865), Union Postale Universelle (1875), Conférence Internationale pour l'Uniformisation des Chemins de fer (1882), Organisation Météorologique Internationale (1873), Union Radiotélégraphique Internationale (1906), Congrès International des Chambres de Commerce (1880), Commission Radiotechnique Internationale (1906), Comité pour l'Uniformisation de la Législation Maritime (1897), Bureau International des Poids et Mesures (1875), Première Convention Internationale des Droits d'Auteurs (1880)…
[5] À noter aussi que l'État-Major allemand pensait préférable de faire la guerre à ce moment que plus tard.
[6] Mémoires pour servir à l'histoire de la guerre de 1914-1918 (Avant-propos).
[7] 50% des effectifs britanniques combattent hors de France.
[8] Voir à ce sujet les admirables descriptions du livre de Stephan Zweig Le monde d'hier,
Article 4
Désarroi et réactions de la Société autrichienne en 1918
Intérieurement s'accomplissait une formidable révolution durant ces années d'après guerre. Quelque chose avait succombé avec les armées : la foi en l'infaillibilité des autorités, dans laquelle notre jeunesse avait été élevée avec un excès d'humilité. Mais les Allemands pouvaient-ils encore admirer leur empereur, qui avait juré de lutter « jusqu'au dernier souffle des hommes et des chevaux », et qui avait passé la frontière de nuit et par le brouillard, ou leurs chefs d'armées, leurs hommes politiques ou leurs poètes, qui, sans trêve, avaient fait rimer gloire et victoire, effort et mort ? Maintenant que la fumée de la poudre se dissipait sur le pays, les destructions que la guerre avaient provoquées paraissaient dans toute leur horreur. Comment une loi morale pouvait-elle encore passer pour sacrée, qui avait autorisée pendant quatre ans le meurtre et le vol à main armée sous le nom d'héroïsme et de réquisition ? Comment un peuple pouvait-il croire aux promesses de l'État, qui avait annulé toutes les obligations qui lui étaient incommodes à l'égard du citoyen ? … Pour autant qu'il avait les yeux ouverts, le monde s'apercevait qu'il était trompé. Trompées les mères qui avaient sacrifié leurs enfants, trompés les soldats qui rentraient en mendiants, trompés tous ceux qui, par patriotisme, avaient souscrit des parts de l'emprunt de guerre, trompés tous ceux qui avaient accordé leur confiance à une promesse de l'État, trompés nous tous, qui avions rêvé un monde nouveau et mieux réglé et qui constations maintenant que l'ancienne partie, où notre existence, notre bonheur, notre temps, notre avoir avaient servi d'enjeux, était reprise par les mêmes ou par de nouveaux hasardeurs. Quoi d'étonnant que toute une jeune génération ne considérât qu'avec amertume et mépris ses pères, qui s'étaient d'abord laissé enlever la victoire et ensuite la paix ! Qui avaient mal fait toutes choses, qui n'avaient rien prévu et en tout fait de faux calculs ? N'était-il pas compréhensible que toute forme de respect disparût de la nouvelle génération ? Toute une neuve jeunesse ne croyait plus aux parents, aux politiques, aux maîtres ; chaque ordonnance, chaque proclamation de l'État était lue d'un oeil méfiant. D'un coup la génération d'après guerre s'émancipait brutalement de tout ce qui avait passé pour valable et tournait le dos à toute tradition, résolue à prendre elle-même en main sa destinée, en s'éloignant de tout le passé et en se jetant d'un grand élan vers l'avenir ; avec elle devait commencer un monde résolument nouveau, un tout autre ordre, dans tous les domaines de la vie ; et, bien entendu, tout cela débuta par de violentes exagérations : tous ceux ou tout ce qui n'était pas du même âge qu'elle passait pour périmé.… On se révoltait contre toute les formes valables par le seul goût de la révolte, même contre le voeu de la nature, contre l'éternelle polarité des sexes. Les filles se faisaient couper les cheveux, et de si près qu'avec leurs têtes de garçonnets, on ne pouvait les distinguer des vrais garçons ; les jeunes hommes, de leur côté, se rasaient la barbe, pour paraître plus féminins, l'homosexualité et les moeurs lesbiennes furent la grande mode, non pas par un penchant inné, mais par esprit de protestation contre les formes traditionnelles et normales de l'amour. Chaque expression de la vie s'efforçait de s'affirmer d'une manière provocante... Dans tous les domaines s'ouvrait une époque d'expérimentations des plus téméraires et l'on prétendait, d'un seul bond fougueux, dépasser tout ce qui avait été fait, enfanté et produit ; plus un homme était jeune, moins il avait appris, plus il était bienvenu par le seul fait qu'il ne se rattachait à aucune tradition ; — enfin la grande vengeance de la jeunesse se déchaînait triomphalement contre le monde de nos parents…
Une époque d'extase enthousiaste et de vilain charlatanisme, un mélange unique d'impatience et fanatisme s’ouvrait. C'était l'âge d'or de tout ce qui était extravagant et incontrôlable… en revanche on proscrivait sans appel tout ce qui était normal et mesuré… Bien que nous fussions déconcertés par tant d'excès, nous ne nous sentions pas le droit de les condamner et de les repousser dédaigneusement, car, au fond, cette nouvelle jeunesse cherchait à réparer — encore qu'avec trop d'impétuosité, trop d'impatience — ce que notre génération avait manqué par trop de prudence et d'isolement.
Stéphan Zweig Le Monde d'Hier
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