Nous accueillons sur notre site Jacques Boivin, Ingénieur civil des Mines, qui ouvre la voie à un échange sur la stratégie comme réponse à la complexité. Un échange auquel sont invités à participer tous ceux qui sont confrontés à l'action dans un monde changeant.
La stratégie, neutre par définition, est à compléter par une conscience éthique qui l'orientera vers le bien commun.
CRET, mars 2011
Article 1
L’INGÉNIEUR DU XXIe SIÈCLE
Vers l’ingénieur STRATÈGE
L’échange que nous avons eu au CNISF en novembre 2007 m’a
donné l’occasion de souligner ce qui fait, selon moi, le drame de
l'Ingénieur : dégradation de l'image, perte de prestige, dispersion
des rôles, faible attractivité du métier pour les jeunes, présence
devenue rare dans les instances dirigeantes, même industrielles…
et en même temps conservation de son caractère central pour la
mise en oeuvre et l'évolution de la technique.
Ce qui faisait sa fierté, son rationalisme cartésien est devenu inopérant, voire contre-performant et raillé. Il peine à faire face aux situations mouvantes et incertaines auxquelles il est de plus en plus confronté. Formé à prendre du recul et à modéliser, il est sans cesse harcelé par des urgences multiples et contradictoires. L'informatique qui pourrait être pour lui un havre de paix, lui pose problème. Elle le contraint à travailler en temps réel à se river à un écran, Elle l’amène à ne plus considérer une situation que comme un ensemble de paramètres réducteurs et elle le désocialise… qui plus est, elle évolue si vite qu’elle le cantonne dans un rôle de perpétuel apprenti contraint de remanier sans cesse ses procédures ! Sans oublier que notre Ingénieur se trouve dans une hiérarchie plus ou moins matricielle qui le laisse se débrouiller sans guère lui apporter de soutien. Il est entouré de professionnels venus d'autres horizons avec lesquels la communication ne va pas de soi. L'estime et la confiance ne règnent guère. Rares sont les patrons qui peuvent lui servir de modèles pour progresser… surtout lorsque les résultats d'ensemble sont décevants. Pourtant il tient… en souffrant, en allongeant ses horaires, en avalant des couleuvres…. Il garde sa capacité à se forger une vision d'ensemble et à la modéliser. Il garde son sens de l'adaptation et du progrès, son habitude à résoudre des problèmes. Il reste un pont inéluctable entre la science et la technique, la matière et les hommes, le souhaitable et le possible, le projet et la réalisation. Il est à la fois enfoncé par des charges sur lesquelles il n'a pas prise et indispensable. Il ne se sauvera pas seul, mais, dans l'intérêt de tous, il faut qu'il soit sauvé.
Est-ce possible, à quelles conditions ?
Tout d’abord par un effort, de lucidité de la part de ceux qui sont au feu et de ceux qui se préparent à y monter dans les Écoles d'Ingénieurs. Ensuite, par un appui fort et judicieusement orienté de la part de ceux qui les préparent, les dirigent, les conseillent et les administrent. L’effort de lucidité passe par d’incontournables constats :
I Le monde globalement stable et animé de mouvements lents, aisément prévisibles pourvu que l'on s'attache à les décrypter, est désormais révolu. Il en est de même de l'organisation pyramidale qui lui correspondait.
II Faire face à la complexité du monde moderne et à des situations évolutives, le plus souvent subies, nécessite un effort permanent de veille et de distanciation. Il s’agit de mobiliser des appuis et de construire des alliances avec des partenaires judicieusement choisis, de travailler en parallèle aussi bien qu'en série, en équipe aussi bien qu'individuellement
III Travailler rationnellement sur une situation insaisissable implique de la reconnaître sous tous ses aspects, statiques et dynamiques, et de s'interroger sur ce qui peut se passer, sur les buts que l'on peut se fixer, sur les manières d'opérer, sur les moyens à mettre en oeuvre…
IV La question cruciale est de savoir, où porter et concentrer l’effort parmi de multiples possibilités. Sur ces points il s’agit d’obtenir des transformations locales irréversibles d'étendre, approfondir, élargir, généraliser, transposer, déployer… ce premier résultat, pour passer d’une situation subie à une situation choisie permettant de prendre prise.
V Dans le monde ultra-compétitif actuel, l'idéal n'est plus d'optimiser une situation, mais au contraire de créer et gérer des déséquilibres générateurs de marges de manoeuvre… temporaires, mais nécessaires pour aller de l’avant. Et cela en misant résolument sur l'innovation qui commence toujours dans la tête d'un homme libre qui tout d'un coup réalise que là, il y a quelque chose à faire et s'attache à le réaliser avec ses proches. Il y a là conjugaison de savoir-faire et de savoir-être. Les savoirs-faire peuvent s’enseigner. L’évolution des savoirs-être est d’un autre ordre : elle passe par des entraînements suivis et astreignants, par de judicieuses alternances de mises en situation "in vivo" et "in vitro".
Quels entraînements privilégier ?
• un entraînement au raisonnement et à l’approche stratégique, transposé du millénaire art militaire, car entre vaincre ou mourir, et prospérer ou disparaître, il y a une parenté profonde, bien attestée par une communauté de vocabulaire ; à base de mises en situations, cet entraînement s’organise de préférence en groupes mixtes composés de gens de rangs comparables mais de spécialités connexes. Au final, une façon de mieux se connaître et mieux se positionner dans un jeu collectif.
• un entraînement à la mise en pratique des nouveautés et spécialement des théories des systèmes et des réseaux organisés. Le champ d’application des sciences de l'artificiel ne se limite pas à l’informatique si importante soit-elle en terme d’innovation. La cybernétique s’applique également à la compréhension d’un large éventail de systèmes organisés complexes, notamment les systèmes sociaux, socio-techniques et socio-économiques.
Au final, nous conservons des raisons d’être “raisonnablement optimistes”. Pourquoi ?
La transformation à réaliser apparaît inéluctable car on ne peut plus continuer à raisonner dans un monde dynamique avec des outils intellectuels conçus pour un monde statique ; elle est d'ailleurs en cours, en particulier chez tous les responsables de projets. Il ne s'agit pas de travailler plus, mais de travailler autrement, en faisant plus grand cas de l'action collective, en distribuant les responsabilités, en suscitant les initiatives, au total d'une façon beaucoup plus efficace… et satisfaisante pour tous les participants.
L'enjeu est énorme. N’oublions pas que la formation à la Stratégie dispensée par la Prusse à ses officiers après les "raclées napoléoniennes" a redonné la main - et souvent la victoire - à l'Allemagne pour un siècle !
Jacques Boivin
Ingénieur Civil des Mines
Président du Club Mines-Stratégie
Article 2
Stratégie et éthique
Stratégie et Éthique entretiennent des rapports étroits et compliqués suscitant des positions variées, parfois contradictoires.
I - Approche intuitive, cerveau droit
Au départ la Stratégie, art de l'action, a été conçue comme une discipline utilitaire permettant de s'imposer à son adversaire, sans trop s'embarrasser de considérations morales.
Mais vu les dégâts exorbitants de tous ordres occasionnés par les guerres d'extermination menées depuis la Révolution françaises et toujours amplifiés par les progrès de l'armement, vu aussi, mais cela est moins apparent, la difficulté de son exercice, ses exigences et l'attention permanent à tout qu'il suppose, c'est un art mal considéré. Si les gens ne savaient pas faire la guerre, ils la feraient certainement moins souvent et tout le monde s'en porterait mieux, pense-t-on volontiers.
Cependant, après avoir fait un parallèle avec la Rhétorique, l'art du discours, il nous apparaît que la Stratégie est d'abord un outil intellectuel puissant, mais moralement neutre, pouvant être bien ou mal utilisé (le meilleur plan mal exécuté ne peut que conduire au désastre), pour le bien ou pour le mal. Nous en prônons une large diffusion pour plusieurs raisons :
1. Il est stupide de laisser s'en détourner la grande masse de gens qui en feraient un usage bénéfique pour le bien de tous, alors que d'autres moins nombreux et sans scrupules l'utiliseraient à leurs seules fins.
2. Les gens de bonne volonté bien formés décèleraient tôt et facilement bien des manœuvres des intrigants, ce qui limiterait leurs nuisances.
3. Dans une époque démocratique, il est hautement souhaitable de mettre à disposition du maximum de gens des moyens efficaces de mettre en œuvre leurs capacités et leur inventivité, de se dépasser pour le service de la collectivité.
4. Une Stratégie visant le mal est viciée en profondeur, comporte des incohérences, recourt fatalement au mensonge et à l'abus de pouvoir… Elle ne peut déboucher, au moins à très long terme, que sur une catastrophe de nature généralement imprévisible.
5. A contrario, une Stratégie visant le bien présente des attraits puissants qui amène un grand nombre de gens à s'y rallier et à œuvrer pour la faire aboutir.
II - Approche analytique, cerveau gauche
Par nature, une Stratégie vise à faire face à une situation difficile grâce, les cybernéticiens nous l'ont montré, à des mesures d'une complexité au moins équivalente[1][1], soigneusement choisies, organisées et coordonnées.
Si la fin de cette Stratégie est éthique, ses composants qui en sont les moyens doivent l'être également, en vertu du principe selon lequel la fin ne saurait justifier les moyens.
D'où une énorme contrainte sur le travail du stratège.
Nous prendrons comme prototype de l'action éthique élémentaire l'échange librement consenti. Cet échange est initié par un don conçu pour satisfaire son destinataire et compensé par ce dernier par un contre-don équivalent. L'opération enrichit les deux parties dans tous les cas :
- si l'échange concerne un bien standard marchand, les deux parties se conforment à l'usage établi et la contrepartie se fait sous forme monétaire au prix du marché,
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- si l'échange est codifié socialement mais sans marché, on se conforme également à l'usage qui est plus souple (si vous m'invitez à dîner, je dois vous réinviter dans un délai raisonnable… ou venir avec un bouquet de fleurs),
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- si l'usage n'est pas codifié, la liberté du bénéficiaire devient totale pour le choix de l'équivalent qui reste obligatoire.
Outre l'échange de service, on peut chercher aussi des coopérations dans des jeux à somme positive dont chacun tirera profit. Pour mobiliser des partenaires dans de tels jeux, le stratège cherchera qui a intérêt à ce qu'il atteigne ses objectifs et comment il doit leur présenter ces derniers pour les rendre attractifs. Il s'efforcera, selon la thèse fort bien argumentée d’Alain Peyrefitte[1][2] d'établir un climat local de justice, de confiance et d’émulation induisant la paix et la prospérité dans la collectivité concernée. L’offre ciblée sur le besoin d’un autre s'y répand et déclenche l’échange mutuellement profitable et l’innovation.
A contrario, notre stratège évitera absolument les actions intrinsèquement néfastes qui provoquent des mesures de rétorsion de la part de ceux qui les subissent, des réactions défensives et destructrices en chaîne, des spirales régressives aux conséquences de plus en plus négatives. Ces actions sont en général bien connues, proscrites par les lois et moralement réprouvées ; mais elles sont aussi très souvent séduisantes, car prometteuses de résultats rapides et faciles.
Il évitera également le renfermement sur soi qui débouche immanquablement sur la négation de l’autre, ressenti comme un ennemi dont il faut se défendre, donc sur l’isolement, la peur, l’absence de réalisations collectives, la floraison de conflits destructeurs préjudiciables à tous.
L’exigence de cohérence et de rigueur inhérente à la Stratégie se double donc d’une exigence de collaboration et de dépassement encore plus contraignante. Au total, l’action sera le fruit d’une multitude de décisions binaires préférant toujours :
— la Liberté responsable à la licence inconséquente,
— le Professionnalisme au dilettantisme,
— la Coopération à la domination,
— la Vérité au mensonge.
III - Réponses au sceptique pressé
Même pratiquée avec compétence et soin, en respectant les contraintes éthiques évoquées ci-dessus, la Stratégie qui vise le succès ne le garantit pas. On peut en effet manquer de chance, rencontrer des aléas imprévisibles, être opposé à un adversaire en fin de compte plus fort que soi, être dans une situation qui vous inspire peu et où on a du mal à appliquer la méthode…
En conséquence, le réaliste qui ne croit que ce qu'il voit et est avide de résultat trouvera facilement la lourde charge de travail correspondante injustifiée et s'en dispensera.
Pourtant,
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Quand on se trouve confronté à un enjeu majeur, on doit tout faire pour mettre toutes les chances de son côté, même si la démarche vous déplaît et vous coûte.
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L'entraînement permet de réduire considérablement cette charge de travail, une grande partie pouvant en être effectuée alors très vite de manière inconsciente.
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Les contraintes éthiques ont pour contrepartie l'élimination d'office de bien des voies sans issue ou ne pouvant conduire qu'à des effets négatifs au moins à terme.
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Les contraintes même sévères poussent à l'innovation et à l'excellence, témoin la versification en littérature.
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L'historien anglais Arnold Toynbee a relevé que dans les civilisations en expansion, on trouvait toujours une élite innovatrice et libératrice, dans les civilisations en déclin, on la trouvait oppressive et prédatrice.
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On ne naît pas stratège, on le devient et on s'améliore constamment par l'exercice de cet art ; on acquiert un esprit actif et entreprenant en même temps que le respect et l'estime de ses partenaires et adversaires.
[1][1] Théorème dit de La variété requise.
[1][2] Du “ Miracle “ en économie Leçons au Collège de France 1995 Éditions Odile Jacob.
jacques boivin